22
Le marteau n’ain sur l’épaule et flanqué par Magnam, Tol’chuk gravissait pesamment la pente qui conduisait vers la crête. Les montagnes étaient encore plus désolées de ce côté de la gorge : couvertes de broussailles et d’arbres tordus, de pierres rouges et de lichen jaune. Autour des compagnons, des centaines d’évents projetaient des gaz toxiques vers le ciel. Au-dessus de leur tête, le soleil au zénith n’était qu’une ombre pâle dans la brume verdâtre.
Au moins avaient-ils franchi la rivière de lave.
Aux premières lueurs de l’aube, des éclaireurs avaient prudemment traversé l’oiseau de pierre et atteint l’autre côté sains et saufs. Le reste du groupe avait suivi rapidement – qui pouvait savoir combien de temps tiendrait leur pont improvisé ? Tandis que les compagnons se hâtaient le long des ailes de l’oiseau, des cailloux s’étaient détachés des falaises et avaient bombardé la surface minérale, les faisant frémir et transpirer. Mais ils avaient rejoint les éclaireurs sans autre problème et s’étaient accordé un bref repos avant de se remettre en route.
Même Jerrick allait mieux. Sa fièvre était tombée pendant la nuit et, au matin, il avait refusé qu’on le transporte dans le harnais utilisé la veille par Er’ril. À présent, il se traînait devant Tol’chuk en s’aidant d’une canne confectionnée à partir d’une branche d’arbre. Les compagnons s’étiraient sur une longue file dans la pente abrupte, qu’ils gravissaient péniblement en suivant une piste en zigzag. Tol’chuk et Magnam fermaient la marche.
— L’Échine du Dragon, marmonna le n’ain.
Tol’chuk lui jeta un coup d’œil interrogateur.
— Cette crête, expliqua Magnam avec un large geste du bras pour la désigner. On l’appelle « l’Échine du Dragon ». Le royaume n’ain s’étend de l’autre côté. On raconte qu’elle encercle nos terres telle une couronne de roche déchiquetée.
Tol’chuk leva les yeux. Le sommet de la crête était effectivement hérissé de pointes, mais celles-ci lui évoquaient les crocs d’une bête monstrueuse plutôt qu’une couronne ou le dos d’un dragon.
Tandis qu’il se tordait le cou pour mieux détailler les hauteurs, Tol’chuk capta une odeur familière. Tous les og’res avaient un odorat très développé, indispensable pour se repérer dans les souterrains obscurs où ils vivaient. Tol’chuk renifla et fit volte-face. Il eut juste le temps d’apercevoir quelque chose qui filait derrière un rocher.
— Montre-toi ! rugit-il en brandissant son marteau.
Magnam s’arrêta, tout comme Jerrick. Plus haut dans la pente, des visages se tournèrent dans la direction de l’og’re.
— Qu’y a-t-il ? s’enquit Magnam.
Tol’chuk leva une main griffue pour réclamer le silence.
Lentement, un petit visage émergea de derrière le rocher : des yeux jaunes exorbités, un nez aplati, une large bouche aux lèvres flasques… La créature violette sortit de sa cachette les mains en l’air. Dans l’une d’elle, elle tenait la dague en argent volée à Elena.
— Brillant. Greegrell rendre brillant.
Magnam se rembrunit.
— Encore ce vorg ! Génial. Comme si nos terres ancestrales n’étaient pas déjà assez souillées…
Greegrell escalada la pente, le dos courbé et la tête à ras du sol, dans la position de quelqu’un qui s’attend à recevoir une raclée.
— Rendre brillant, marmonna-t-il, se prosternant de plus en plus bas comme il se rapprochait des compagnons.
— Ne fais pas confiance à ce petit démon, grogna Magnam.
Jerrick les rejoignit en s’appuyant lourdement sur sa canne.
— Est-ce la créature qui m’a sauvé la vie ?
— Oui, répondit Tol’chuk sans quitter des yeux le vorg tremblant.
Jerrick s’inclina profondément devant ce dernier.
— Merci pour ton aide. J’ai une dette envers toi.
Greegrell ne parut pas comprendre. Son tremblement empira. Il posa la dague par terre et recula précipitamment.
— N’aie crainte, dit Jerrick en s’avançant pour ramasser l’arme. (Il la glissa à sa ceinture, puis tendit sa main au vorg paume vers le haut.) Que veux-tu en échange ? Je verrai si nous pouvons te l’accorder.
Le regard jaune de Greegrell passa de Jerrick à Tol’chuk avant de se braquer vers le haut de la pente. À en juger par le raclement de semelles sur la pierre, le reste des compagnons redescendait en hâte. Le vorg recula encore.
— Greegrell pas vouloir mal. Rendre brillant. (Il désigna quelque chose derrière lui.) Vous avoir mis pierre au-dessus… au-dessus… (Il émit un bruit qui ressemblait au bouillonnement de la lave.) Maintenant, Greegrell pouvoir rentrer chez lui.
Tol’chuk sentit les autres se rassembler dans son dos.
— Il nous rend le couteau parce qu’il a utilisé le pont construit par Elena.
La jeune femme s’avança.
— Mais pourquoi dit-il qu’il rentre chez lui ?
Le vorg dut l’entendre, car il tapota le sol avec sa main.
— Chez Greegrell.
— Comment est-ce possible ? s’étonna Er’ril.
Elena s’avança lentement vers la créature prosternée.
— Greegrell, comment peux-tu être ici chez toi ? Tu te trouvais de l’autre côté de la rivière.
Recroquevillé dans l’ombre de la jeune femme, le vorg leva les yeux vers elle.
— Greegrell partir chasser. Quitter cavernes. Aller loin pour trouver feuilles de snipsnip. (Il se dandina, révélant la sacoche qu’il portait sur le ventre. Celle-ci était pleine de feuilles bordées de rouge.) Bonnes pour mal à l’estomac. Beaucoup, beaucoup malades.
— Il cherchait des plantes médicinales, reformula Mama Freda, choquée. Il doit être le guérisseur de sa tribu.
Elena fronça les sourcils et s’agenouilla devant Greegrell.
— Que s’est-il passé ?
Le vorg secoua la tête, se remettant à trembler de plus belle.
— Gros gros « boum ». (Il imita des explosions sifflantes.) Ciel en colère. Arbres tomber et brûler.
— L’attaque sur Fort-Tempête, marmonna Jerrick.
— Greegrell se cacher. (Le vorg se couvrit la tête de ses mains.) Puis gros « boum » s’arrêter et Greegrell aller voir. (Il jeta un coup d’œil sous ses bras.) Greegrell courir vers chez lui, vite, vite. Et trouver… (Il regarda Elena.) Rivière de feu. Brûlante, méchante. Pas pouvoir rentrer chez lui.
Elena se redressa.
— Donc, cette gorge s’est formée lorsque la Terre a attaqué Fort-Tempête et elle l’a empêché de rentrer chez lui.
— Un second niveau de défense, comprit Er’ril. Elle veut protéger ce qui se tapit ici.
— Le portail du Weir, marmonna Elena en se détournant. Le vorg sait peut-être quelque chose au sujet de la manticore.
— Demande-lui, suggéra Er’ril en se penchant, avide.
Elena acquiesça.
— Greegrell, tu as entendu parler d’une grosse pierre noire ? Une statue avec un corps comme… (Elle désigna Tol’chuk.) Comme un og’re, mais avec une queue de scorpion.
L’incompréhension chiffonna le visage du vorg.
Elena se rassit sur ses talons et soupira.
— Les vorg n’ont qu’une intelligence limitée, lança Wennar derrière elle. Juste de quoi se rendre nuisibles avec leurs bêtises.
Tol’chuk se tourna vers le chef des n’ains.
— Y a-t-il des scorpions dans cette contrée ?
Wennar plissa les yeux.
— Non. Maintenant que tu poses la question… Je ne crois pas.
— Dans ce cas, comment cette créature peut-elle savoir de quoi parle Elena ?
Tol’chuk s’avança en portant la main à sa sacoche. Il en sortit sa sanguine, qui brillait faiblement dans la maigre lueur du jour.
À la vue du joyau, le vorg écarquilla les yeux.
En appui sur le marteau n’ain, Tol’chuk se pencha vers la créature. Il tint le cristal dans la lumière du soleil et le désigna du menton.
— Greegrell, tu as vu quelque chose qui ressemble à la créature noire dans cette pierre ?
Le vorg ne parut pas l’entendre. Il tendit ses mains palmées vers la sanguine.
— Jolie, brillante, jolie !
Tol’chuk leva le cristal un peu plus haut pour le mettre hors de portée des ventouses du vorg.
— Non. Regarde à l’intérieur, ordonna-t-il.
À contrecœur, le vorg laissa retomber ses bras. Étirant son long cou, il pencha sa tête de crapaud sur le côté pour mieux étudier la sanguine.
— Jolie, brillante, continua-t-il à gémir.
Puis il se figea et poussa un hoquet étranglé.
Son regard fit la navette entre Tol’chuk et le cristal. Brusquement, il sursauta et battit en retraite, les yeux écarquillés de terreur. Des deux mains, il esquissa un geste comme pour se protéger contre une malédiction.
— Méchant, méchant, vilain méchant.
Elena se tourna vers Tol’chuk.
— Il le connaît.
L’og’re acquiesça et regarda durement le vorg tremblant.
— Où, Greegrell ? Où est le vilain monstre ?
Le vorg se couvrit la tête de ses deux bras et pressa son visage contre le sol rocheux.
— Non, non, non. Pas aller là-bas. Tout noir et cruel.
Elena se rapprocha de lui et lui toucha gentiment la nuque.
— Je t’en prie, Greegrell, dis-nous.
Le vorg tendit un doigt violet. Tol’chuk pivota pour voir ce qu’il désignait. C’était le pic que Magnam avait mentionné dans son récit.
— Gy’hallmanti, marmonna l’og’re.
Le vorg frémit et se prosterna encore plus bas.
À côté de Tol’chuk, Magnam fronça les sourcils.
— Il connaît l’ancien nom de notre mine.
Les doigts de l’og’re se crispèrent sur sa sanguine.
— Le mal pur a le don de subsister à travers les âges.
Er’ril pivota pour détailler le sinistre pic.
— Au moins, ça confirme que le portail de la manticore se trouve quelque part là-dedans.
— Tu peux nous emmener là-bas ? demanda Elena au vorg.
— Pas aller, non, couina la créature. Vilain méchant.
— S’il te plaît, chuchota Elena.
Pour toute réponse, Greegrell trembla et se recroquevilla sur lui-même.
Mama Freda s’approcha de Tol’chuk.
— Un échange, peut-être, suggéra-t-elle. Il a l’air d’aimer le troc.
Elena se tourna vers Jerrick.
— Ma dague, s’il vous plaît.
L’el’phe acquiesça et la lui rendit. Elena la présenta au vorg, la tournant et la retournant de manière que sa lame reflète la lumière du soleil.
— Greegrell…
Le vorg leva les yeux et se redressa.
— Oh, jolie brillante…
Il tendit un doigt vers la dague.
— Oui, et elle sera à toi si tu nous conduis jusqu’à cette montagne. Montre-nous où se trouve le vilain méchant monstre.
Greegrell retira sa main comme s’il s’était brûlé.
— Pas aller.
— La dague ne le tente pas suffisamment, dit Er’ril. (Il posa la main sur la poignée de son épée au fourreau.) Mais j’ai là une longueur d’acier qui pourrait bien l’inciter à coopérer.
— Nous ne le forcerons pas, contra Elena. Nous n’avons pas le droit.
Soupirant, elle fronça les sourcils.
Tol’chuk eut une idée. Il rejoignit la jeune femme et tendit le Cœur de son peuple. La sanguine brillait d’une lueur écarlate, réfractant la brillance du soleil.
— Greegrell. Montre-nous comment aller là-bas. Tu n’es pas obligé de nous accompagner. Montre-nous, et je te donnerai cette pierre.
Le vorg leva la tête. Ses yeux jaunes fixèrent la sanguine. Sa langue darda hors de sa bouche pour lécher ses lèvres caoutchouteuses.
— Jolie brillante… Attirer beaucoup femelles.
— Ah ! grimaça Magnam. Maintenant, je comprends mieux son côté pie voleuse.
Greegrell regarda le cristal puis reporta son attention sur Tol’chuk, les yeux plissés par la méfiance.
— Montrer, pas aller ?
— Tu dois juste nous conduire à l’endroit où se trouve le vilain méchant monstre.
Le vorg se pencha vers la sanguine et la renifla. Il hésita, comme incapable de se décider.
Tol’chuk fit mine de ranger la pierre dans sa sacoche, mais le bras du vorg se détendit comme un ressort. Les ventouses de ses doigts adhérèrent à la surface du cristal.
— Il semble que les négociations ne soient pas terminées, gloussa Magnam.
Le vorg leva les yeux vers Tol’chuk.
— Greegrell emmener vous. Vite, vite, vite.
Tol’chuk dégagea sa sanguine.
— Tu l’auras une fois que nous serons arrivés.
Les épaules du vorg s’affaissèrent, mais il hocha la tête.
La question ainsi réglée, les compagnons se remirent à suivre la piste en zigzag qui conduisait vers les hauteurs de l’Échine du Dragon. Greegrell ouvrait la voie, bondissant et sautillant comme si leur lenteur le mettait au supplice. Il s’avéra très doué pour repérer les dangers dissimulés par le terrain alentour. Même Wennar cessa de se plaindre de lui après qu’il l’eut empêché de poser le pied sur le nid souterrain d’une guêpe-araignée.
Mais, malgré l’aide du vorg, le soleil était déjà très bas dans le ciel lorsque les compagnons prirent pied sur la crête. Ils balayèrent du regard la désolation qui s’offrait à leur vue.
Magnam s’essuya les yeux.
Des pics austères et des vallées arides s’étendaient jusqu’à l’horizon. Quelques petites cuvettes présentaient des traces de végétation, mais le reste du paysage n’était que roche rouge et pierre rongée par les vents. Depuis leur perchoir, les compagnons distinguaient l’entrée des anciens tunnels, d’innombrables trous noirs qui vérolaient les parois nues. Des lits de rivière à sec s’entrecroisaient comme des cicatrices de bataille. Les montagnes elles-mêmes avaient été érodées par les tempêtes jusqu’à ressembler à d’immenses silhouettes torturées. C’était comme si tout le royaume avait été réduit à l’état de squelette et abandonné aux éléments. Tol’chuk n’avait jamais contemplé d’endroit aussi désolé.
— Je sens une maladie dans l’air, dit Mama Freda tandis que son tamrink se recroquevillait sur son épaule. On dirait que toute l’énergie vive de cet endroit a été drainée.
— Bienvenue chez nous, dit amèrement Wennar.
Il se détourna. Elena le rejoignit et lui posa une main sur l’épaule.
— C’est l’œuvre du Seigneur Noir. Son contact a empoisonné vos terres, mais elles peuvent encore être ramenées à la vie. Tant qu’il reste du sang dans vos veines, vous pouvez guérir votre royaume.
Wennar acquiesça, mais le désespoir se lisait dans ses yeux.
Après une brève halte, les compagnons se remirent en route, guidés par le vorg. Celui-ci les entraîna à vive allure dans une pente abrupte, dont la pierre se détachait sous leurs pieds. Jerrick trébucha sur l’ardoise fuyante et manqua de tomber. Er’ril rattrapa l’el’phe et l’aida pendant le reste de la descente. La longue journée de marche avait affaibli Jerrick, mais celui-ci refusait de regagner son harnais et de ralentir le reste du groupe. Mama Freda ne le quittait pas d’une semelle.
Par chance, une fois dans la vallée, le terrain redevint presque lisse, beaucoup plus facile à négocier. Les compagnons suivirent un ruisseau asséché qui longeait le pied de falaises. Autour d’eux, rien ne bougeait. Tout était silencieux. Le bruit de leurs pas résonnait un peu trop fort dans les oreilles de Tol’chuk. Ici, même l’air était mort, comprit l’og’re.
Le soir avait commencé à descendre.
— On devrait peut-être s’arrêter pour la nuit, suggéra Elena. La lune ne tardera pas à se lever.
Greegrell entendit la jeune femme.
— Non, plus très loin, dit-il avec un geste frénétique vers la montagne.
— Ça fait deux lieues qu’il répète la même chose, se plaignit Jerrick.
Tol’chuk poussa un grondement sourd.
— Il vaudrait mieux écouter le vorg. Nous ne sommes pas seuls ici. (Du menton, il désigna la lueur des feux qui brillaient à l’intérieur de quelques tunnels.) Plus tôt nous en aurons terminé, mieux ça vaudra.
Personne ne discuta. Au contraire, les compagnons pressèrent l’allure.
La nuit descendit lentement, et la lune émergea à l’horizon. C’était la seconde nuit de sa phase pleine, celle où elle était la plus brillante. Elena sortit le Journal Sanglant, et la rose embossée sur sa couverture émit une vive lumière.
— Jolie brillante, souffla Greegrell, fasciné.
— C’est par où ? demanda Er’ril pour distraire l’attention du vorg.
Greegrell tendit un doigt vers l’endroit où le ruisseau contournait un petit pic.
Devant eux, à une lieue tout au plus, Gy’hallmanti se dressait vers le ciel. Elle culminait plus haut que les montagnes voisines, détachant sa silhouette noire contre les étoiles. La seule vue de ses contours remplissait Tol’chuk d’angoisse. C’était ici que le Cœur de son peuple avait été extrait, ici que le Seigneur Noir avait pénétré en ce monde.
— Gy’hallmanti, marmonna Magnam.
— Vite, vite, vite, les pressa Greegrell.
Er’ril marchait à côté d’Elena, tandis que Wennar gardait son autre flanc.
Les compagnons poursuivirent leur chemin, suivant le lit de la rivière le long d’un défilé qui rétrécissait. Bientôt, des parois verticales les encadrèrent. Tol’chuk commença à se sentir mal à l’aise. Il scruta le haut des falaises en quête d’un mouvement. Sa peau se mit à le démanger comme pour l’avertir d’un danger. Mais rien ne bougeait alentour.
Les compagnons resserrèrent les rangs et redoublèrent de prudence.
Face à eux, la silhouette noire de Gy’hallmanti obturait le ciel tel un monstrueux trou noir. La lune grimpait vers le zénith sans réussir à éclairer ses pentes obscures. Tol’chuk comprenait d’où la montagne tirait sa réputation. Elle n’était qu’ombres, apparemment dénuée de substance. L’og’re se força à en détourner les yeux. Il avait l’impression qu’elle sapait sa volonté.
Enfin, après un autre quart de lieue parcouru dans un silence crispé, les falaises s’effacèrent. Les racines de l’immense montagne se révélèrent aux compagnons, étalées de part et d’autre de sa base ainsi que la cape d’un géant accroupi. Tol’chuk sentit presque le ténébreux étranger le toiser. Il n’osa pas lever les yeux.
Le ruisseau asséché serpentait jusqu’à un trou qui béait dans le flanc de Gy’hallmanti. Très longtemps auparavant, un torrent souterrain avait dû l’alimenter, mais à présent, il n’était plus que roche et poussière, aussi mort que le pic lui-même.
— Le portail de la manticore est là-dedans ? demanda Elena avec une appréhension évidente.
Le vorg tendit un doigt non pas vers l’ouverture dont jaillissait l’ancien ruisseau, mais vers les hauteurs de la montagne.
— Il nous montre peut-être un des anciens tunnels de la mine, suggéra Magnam. Tout le pic est un dédale de passages creusés par nos ancêtres.
— Si tel est le cas, nous pourrions passer un hiver entier à chercher la cachette de la manticore, fit remarquer Er’ril.
Mais le vorg agitait son doigt avec insistance.
— Vilain méchant noir !
— Où ça ? interrogea Tol’chuk. Montre-nous.
Greegrell soupira et écarta ses deux bras.
Er’ril fronça les sourcils.
— Il ne doit pas savoir exactement, à moins qu’il ne comprenne pas la… (Soudain, l’homme des plaines s’interrompit.) Douce Mère d’en haut !
Dans le ciel, la lune s’éleva d’une fraction de degré. À présent, elle se trouvait à l’aplomb de la montagne. Sa lueur argentée ruissela sur cette dernière comme une cascade, emportant les ombres pour révéler enfin la face de Gy’hallmanti… ou ce que le pic était devenu.
Tout ce côté de la montagne avait été sculpté et ouvragé pour former une silhouette de granit massive. D’innombrables maîtres artisans avaient dû s’échiner pendant des décennies pour produire une œuvre aussi superbement précise – la tension qui se lisait sur le visage, les muscles contractés par le triomphe et la douleur, les plis de colère autour des yeux. Le sujet semblait s’arracher à la masse de la montagne, un bras tendu vers le ciel et une jambe encore enfoncée dans la pierre. Derrière ses épaules massives, sa queue de scorpion était dressée au-dessus de son dos, prête à frapper.
— La manticore, hoqueta Elena.
Pendant plusieurs secondes, aucun des compagnons ne dit rien. Tous étaient trop choqués pour parler.
— Mais elle est taillée dans du granit, pas dans de l’éb’ène, objecta enfin Er’ril.
— Pas entièrement, contra Elena.
Du doigt, elle désigna le bras tendu de la silhouette. Entre ses doigts, celle-ci tenait un rocher de la taille d’une chaumière. Sa surface huileuse ne reflétait même pas le clair de lune. On aurait dit un morceau d’ombre vivante, attendant d’être modelée pour donner naissance à quelque chose de sinistre. Sa seule vue glaça le sang des compagnons.
— C’est le véritable cœur de la statue. De l’éb’ène. Nous sommes face au premier des quatre portails du Weir.
Tandis que les autres observaient la silhouette, bouche bée, Tol’chuk lâcha le marteau n’ain dans la poussière. Il porta une main à sa sacoche et en sortit le Cœur de son peuple. Ses doigts coururent sur les facettes de la sanguine. Il redoutait ce qu’il allait découvrir, mais au fond, il savait déjà. Il avait transporté la sanguine à travers toutes les contrées d’Alaséa. Ses surfaces et ses aspérités lui étaient aussi familières que son propre visage.
Incapable de se détourner, Tol’chuk leva les yeux. Il connaissait désormais la source de l’angoisse qui lui serrait le cœur comme un étau depuis qu’il avait franchi l’Échine du Dragon. Une partie de lui devait s’en douter depuis le début.
Magnam tendit un doigt vers l’immense sculpture.
— La manticore émergeant de Gy’hallmanti doit représenter l’Innommable surgissant des entrailles de la montagne. Nous sommes peut-être les premiers à contempler le visage du Seigneur Noir depuis des siècles.
Les jambes de Tol’chuk flageolèrent et il tomba à genoux. Il leva le cœur de son peuple vers le rocher d’éb’ène en priant pour s’être trompé.
Un simple coup d’œil réduisit ses espoirs à néant. Les deux pierres étaient bel et bien identiques. Mais ce n’était pas le pire – loin s’en fallait.
Près de Tol’chuk, Greegrell fut le premier à prendre conscience de l’horrible vérité. Il dévisagea l’og’re quelques instants avant de reporter son attention sur la statue de la manticore. Son regard fit la navette entre les deux et ses yeux s’écarquillèrent. Avec un couinement apeuré, il s’écarta de Tol’chuk, tremblant de terreur. Puis il rebroussa chemin en courant dans le défilé.
Les compagnons pivotèrent juste à temps pour le voir disparaître entre les falaises.
Baissant le bras, Tol’chuk s’affaissa sous le poids de son désespoir. Il n’avait pourtant pas manqué de signes susceptibles de le mettre sur la voie. Le fait que la Triade l’ait choisi pour cette mission. La forme du Fléau dans la sanguine. Et dans les caves de la forteresse de Ruissombre, le seigneur n’ain qui avait torturé Méric et Kral s’était enfui devant lui, terrorisé – comme le vorg à l’instant. Dans les yeux des deux créatures, Tol’chuk avait vu davantage que de la peur. On aurait dit qu’elles le reconnaissaient.
L’og’re rouvrit les yeux.
Lentement, un par un, ses compagnons blêmirent en comprenant à leur tour. Leurs têtes se tournèrent vers la manticore, puis de nouveau vers Tol’chuk.
Elena fut la première à le dire tout haut :
— La statue… Son corps et son visage… C’est Tol’chuk.
Magnam recula d’un pas.
— L’Innommable.
Lâchant la sanguine, Tol’chuk se couvrit le visage de ses mains.
— Mon peuple lui donne un autre nom. Pour les og’res, il n’est ni le Seigneur Noir, ni le cœur Noir, ni la Bête Noire…
— Comment l’appelez-vous, alors ? demanda Magnam.
Tol’chuk laissa retomber ses mains. Des larmes brûlantes inondaient son visage.
— Le Parjure. (Il s’affaissa sur le sol, accablé par la révélation de son véritable héritage.) Il a trahi la confiance de la Terre et maudit mon peuple. Son sang coule dans mes veines.
Elena se rapprocha de l’og’re.
— Mais il n’est pas toi.
— Peu importe. (Tol’chuk leva les yeux vers la statue.) La pierre ne ment pas. Je suis le dernier descendant du Seigneur Noir.
Elena mit sa stupéfaction de côté. Elle reconnaissait le chagrin, la culpabilité et le désespoir sur le visage de Tol’chuk : les mêmes émotions qu’elle avait éprouvées en découvrant son propre héritage. Se dirigeant vers l’og’re, elle posa gentiment une main sur sa tête.
— Le cœur est plus fort que le sang qui l’alimente, et tu as prouvé la valeur du tien lors d’innombrables batailles. Tu n’es pas un monstre.
Tol’chuk refusa de lever les yeux vers elle. Tendant la main, il saisit la sanguine abandonnée et la serra très fort.
— J’ai failli à mes devoirs envers mon peuple, marmonna-t-il. Le Cœur est mort sous ma surveillance. Je ne vaux pas mieux que le Parjure.
Magnam se rapprocha et haussa les épaules.
— Meilleur ou pire, quelle importance ? (Il posa les poings sur ses hanches et regarda autour de lui.) Donc, nous y sommes. Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ?
Elena s’agenouilla près de Tol’chuk.
— On continue. On détruit le portail du Weir comme prévu.
Er’ril se planta derrière elle.
— On continue tous ensemble, précisa-t-il. Tol’chuk, tu as été envoyé par ta Triade, guidé par le Cœur de ton peuple. Comme les anciens de ta tribu, les esprits de vos défunts t’ont jugé capable de redresser les torts commis par ton ancêtre. Que tu le nommes Parjure ou Seigneur Noir, rien ne t’oblige à adopter son nom et à faire tien ses desseins. Tu peux forger ton propre avenir.
Tol’chuk releva enfin la tête.
Elena le regarda droit dans les yeux et lui fit signe de se mettre debout.
— Nous serons tous à tes côtés.
— Ou du moins, derrière toi, gloussa Magnam.
Tol’chuk se redressa en s’essuyant le nez sur son avant-bras.
Wennar s’avança pour ramasser le Try’sil. Il tendit à l’og’re son manche gravé de runes.
Tol’chuk secoua la tête.
— Je n’en suis pas digne.
Wennar insista.
— Il y a très longtemps, le marteau servit à modeler l’éb’ène, et, entre les mains de l’Innommable, il provoqua la dévastation de nos terres. Aujourd’hui, tu peux l’utiliser pour nous libérer. Pour remédier à ce qui a été commis en son nom maudit.
Tol’chuk saisit le manche de l’arme.
— J’essaierai.
Wennar acquiesça et s’écarta.
Jerrick boitilla jusqu’à eux. Une nouvelle poussée de fièvre faisait briller sa figure. Les efforts de la journée l’avaient épuisé.
— Si nous voulons continuer ce soir, nous ne devrions pas traîner.
Leur décision prise, Er’ril ouvrit la voie, flanqué de Wennar. Elena demeura près de Tol’chuk : elle sentait que l’og’re avait besoin de soutien moral. Apparemment, tous deux étaient liés par bien davantage qu’une rencontre fortuite dans la forêt près de Nidiver. Leurs histoires jumelles remontaient en parallèle sur plusieurs générations – celle d’Elena, jusqu’à Sisa’kofa, et celle de Tol’chuk, jusqu’au Seigneur Noir en personne.
— Nous ne sommes pas notre passé, dit doucement la jeune femme dans l’obscurité.
Tol’chuk acquiesça.
— Ma tête le sait, mais mon cœur est plus difficile à convaincre.
— Dans ce cas, fais confiance à ceux qui t’entourent. Fais-moi confiance.
L’og’re darda son regard sur Elena, qui le soutint sans broncher.
— Mon cœur me dit que ton esprit est bon et honorable. Jamais je n’en ai douté, et jamais je n’en douterai.
Tol’chuk déglutit et se détourna.
— Merci, chuchota-t-il.
Les compagnons poursuivirent leur route en silence. Quatre éclaireurs n’ains se déployèrent pour fouiller l’étendue de roche nue qui les séparait de la montagne. Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’ombre de la manticore, ils se sentirent brusquement minuscules, presque insignifiants.
Elena se tordit le cou pour mieux voir la statue qui les surplombait.
— Il faudra trouver un moyen de nous hisser jusqu’à ce bras, dit Jerrick derrière elle. Je regrette presque que ce vorg aux doigts collants se soit enfui.
— Nous n’avons pas besoin de lui, déclara Mama Freda. Tikal est tout aussi agile et il a une vision plus perçante. Il réussira à grimper jusque-là.
Mais en approchant de la base de la montagne, les compagnons découvrirent que les talents des deux créatures seraient superflus. Taillées dans le granit, des marches plutôt raides montaient en direction de la statue.
— Une ancienne piste de travail, devina Wennar. Grossière et étroite, conçue pour permettre aux sculpteurs d’atteindre leur œuvre.
Un éclaireur n’ain se tenait quelques pas plus loin, une longue-vue collée contre son œil.
— Il fait trop noir pour en être sûr, mais l’escalier semble bien conduire jusqu’en haut.
— Dans ce cas, allons-y, dit Elena.
Wennar passa le premier. Les marches étaient juste assez larges pour un seul n’ain, mais deux humains pouvaient les gravir côte à côte. Elena se plaça sur la gauche d’Er’ril, et Tol’chuk immédiatement derrière eux. Jerrick tenta de suivre l’allure, mais très vite, il apparut que le capitaine el’phe était encore trop faible et pas suffisamment rétabli pour continuer. Son visage blême luisait de sueur, et il haletait. Les autres ne tardèrent pas à l’abandonner sur les marches, sous la surveillance de Mama Freda.
— Tikal et moi nous occuperons de lui, promit la guérisseuse. Ne vous en faites pas pour nous.
Mais Elena répugnait à laisser les deux vieillards. Elle ordonna à trois des n’ains de rester avec eux.
— Ils en profiteront pour couvrir nos arrières, ajouta-t-elle avant que Mama Freda puisse protester.
Désormais en nombre réduit, les compagnons pressèrent le pas. La dernière vision qu’Elena eut de Mama Freda et de Derrick fut celle de la vieille femme prenant la main du capitaine. Cela la réconforta. Même dans cette contrée ravagée, l’amour pouvait encore croître et se développer, songea-t-elle.
Gardant cette pensée bien au chaud dans son cœur, la jeune femme poursuivit l’ascension de l’immense escalier au côté d’Er’ril. L’éclaireur n’ain avait vu juste : les marches conduisaient jusqu’à un tunnel près de la base de la statue, à l’endroit où la jambe de l’og’re émergeait de la montagne.
Elena retira le gant de sa main droite et se piqua le bout d’un doigt avec la pointe de sa dague de sor’cière. Les compagnons n’avaient pas de torches ; ils étaient bien forcés de prendre quelques risques pour s’éclairer. Elena libéra un minuscule filament de feu sor’cier et l’enroula sur lui-même à la façon d’une pelote de laine, formant une boule brillante au-dessus de sa paume. Elle la leva plus haut et pénétra dans le tunnel. La lumière flamboyante révéla un escalier en colimaçon qui montait.
— Encore des marches, jeta Elena par-dessus son épaule.
Wennar reprit la tête du groupe. Son ombre s’allongea vers le haut tandis qu’il gravissait le nouvel escalier. Les autres lui emboîtèrent le pas.
Elena tissa un sort pour maintenir la boule de feu sor’cier en suspens au-dessus de sa tête, rattachée à sa main droite par l’extrémité du filament de magie qui la constituait.
Les compagnons furent forcés de ralentir en croisant des tunnels latéraux qui débouchaient sur l’escalier. Ils approchaient chacun d’eux avec prudence, craignant d’être attaqués par des monstres inconnus. Mais chaque passage s’avérait immanquablement vide – une gorge sombre à travers laquelle ne gémissait que le vent.
— Où sont les défenseurs ? demanda enfin Elena.
— Il n’y en a pas besoin, répondit Er’ril, qui marchait près de la jeune femme. Cette contrée se protège elle-même avec ses boules de feu, ses poisons et ses créatures venimeuses. Et puis, à en juger par la réaction du vorg, je doute que quiconque s’approche sciemment de cet endroit.
Mais même cette explication ne semblait pas satisfaire l’homme des plaines. Il garda la main sur la poignée de son épée et continua à scruter les ombres devant eux.
Les autres devinrent, eux aussi, un peu plus méfiants à chaque pas. L’ascension leur parut interminable. Enfin, ils atteignirent un tunnel caverneux, si large qu’ils auraient pu y marcher tous de front.
Elena le fouilla du regard.
— Sommes-nous assez haut pour avoir atteint le bras de la statue ?
— Je pense que oui, madame, répondit Wennar. Je vais aller voir.
De sa boule lumineuse, Elena détacha une sphère grosse comme le pouce qu’elle envoya flotter dans le tunnel.
— Pour éclairer ton chemin.
Wennar acquiesça et s’éloigna avec un des éclaireurs n’ains. Tous deux disparurent dans les ténèbres. Les autres restèrent en haut de l’escalier, le globe de feu sor’cier en suspens au-dessus d’eux. Elena se laissa aller contre Er’ril, qui passa un bras autour de ses épaules.
— Comment te sens-tu ? s’inquiéta l’homme des plaines en désignant du menton la boule lumineuse. Ça consomme beaucoup de ton énergie ?
Elena secoua la tête.
— Pas plus d’une goutte.
Après les événements de la gorge, la jeune femme avait régénéré ses deux poings : un dans la lumière du soleil, l’autre au clair de lune. Elle posa sa tête sur l’épaule d’Er’ril et ferma les yeux, partageant le souffle et la chaleur de l’homme des plaines.
Tandis qu’ils attendaient, épuisés et courbatus, Elena s’assoupit dans les bras d’Er’ril. Mais le répit fut bref. Soudain, un cri atroce brisa le silence. Il provenait du tunnel dans lequel s’étaient enfoncés les deux n’ains. Les compagnons se levèrent d’un bond.
Le cri s’interrompit comme s’il avait été tranché net. Au loin résonna un bruit de métal heurtant de la pierre.
— Il semble que nous ne soyons pas seuls ici, en fin de compte, commenta Magnam.
Elena fit mine de se diriger vers le tunnel. La main d’Er’ril s’abattit sur son épaule. Elle pivota vers lui.
— Nous n’avons pas d’autre choix que de continuer. L’avenir d’Alaséa dépend de la destruction du portail du Weir.
N’ayant plus à se soucier de rester discrète, elle projeta davantage d’énergie à l’intérieur de sa petite boule de feu sor’cier. Celle-ci enfla, éclairant les profondeurs du tunnel. Elena l’envoya en avant et la suivit.
— Nous ne pouvons pas rebrousser chemin maintenant.
Un hurlement de rage se répercuta plus loin dans le passage.
— C’est Wennar, dit Tol’chuk. Il est toujours vivant.
— Mais pour combien de temps ? lança Elena, l’air sombre.
Les compagnons s’élancèrent, la boule de feu filant au ras du plafond quelques mètres devant eux.
— Là ! s’exclama Er’ril.
Elena avait vu. Le clair de lune découpait les contours d’un virage, signalant la fin du tunnel.
Les compagnons ralentirent prudemment. Er’ril prit la tête du groupe, flanqué par deux n’ains de chaque côté. Tol’chuk demeura près d’Elena, le Try’sil à la main.
En franchissant la courbe du tunnel, ils découvrirent une vision cauchemardesque. Quelque chose bloquait la sortie. Elena crut d’abord que c’était une énorme araignée tapie au milieu de sa toile en travers du passage. Mais en s’approchant d’elle, la boule de feu révéla la créature dans toute sa véritable horreur.
Un corps gris aux rayures noires et rouges, dont la consistance molle et l’aspect luisant évoquaient une monstrueuse limace, était suspendu dans l’ouverture par une dizaine de pattes articulées. Mais le plus impressionnant, c’était sa bouche : une gueule noire garnie de tentacules venimeux et de crocs plus tranchants que des rasoirs. Au-dessus de celle-ci, une multitude d’yeux noirs comme de l’obsidienne polie s’agitaient au bout de leur pédoncule.
Elena connaissait cette créature. Dans la forêt des Contrées du Couchant, elle avait combattu une de ses semblables qui venait de tuer son oncle Boln. C’était une mul’gothra, une reine pondeuse des skal’tum. Sous les yeux d’Elena, un spasme agita son corps épais. Quelque chose de vert et de fumant se faufila hors de son abdomen et tomba par terre avec un bruit mouillé.
La reine était en train de mettre bas.
Le petit roula sur la pierre dans un nuage de fumée toxique verte. Puis ses ailes humides se déplièrent et ses griffes jaillirent tandis qu’il luttait pour se mettre debout. Un nouveau skal’tum venait de naître.
Au-dessus de son petit, la mul’gothra siffla et projeta un faisceau de tentacules terminés par des ventouses vers le combattant solitaire qui se tenait face à elle.
Wennar.
Mais le n’ain ignora la reine pondeuse. Il se trouvait hors de portée de ses tentacules ; une épée dans une main et une hache dans l’autre, il affrontait des soucis beaucoup plus pressants – en l’occurrence, une horde de skal’tum nouveau-nés.
Dégoulinant de mucus fétide, les créatures osseuses sifflaient comme des serpents et le menaçaient avec leurs petites griffes. Les lames de Wennar rebondissaient sur elles sans leur faire de mal, car une magie ténébreuse immunisait leur chair contre les coups. C’était tout juste si le n’ain parvenait à les maintenir à distance. Jusqu’à ce qu’ils aient tué pour la première fois, les skal’tum nouveau-nés étaient pratiquement invulnérables.
Derrière Wennar, la mul’gothra continuait à expulser d’autres rejetons abominables à chaque spasme de son abdomen.
— Sortez-le de là, ordonna Elena avec un geste en direction d’Er’ril et des autres n’ains. Mettez-le en sécurité.
Puis elle tira sa dague de sor’cière.
Er’ril hésita un moment, croisa le regard de la jeune femme et acquiesça. Lui et les n’ains restants se précipitèrent au secours de Wennar. Tol’chuk demeura auprès d’Elena pour protéger ses arrières.
De la pointe de sa lame d’argent, Elena traça une ligne de feu en travers de chacune de ses paumes et rallia sa magie dans ses deux poings.
La subite apparition de nouveaux adversaires avait surpris les skal’tum immatures. La plupart d’entre eux reculèrent précipitamment vers leur mère ; du coup, ceux qui restèrent pour affronter Er’ril et les n’ains furent rapidement mis en déroute.
Libéré, Wennar s’affaissa. Deux de ses guerriers le rattrapèrent et l’entraînèrent vers Elena pendant qu’Er’ril et le reste du groupe couvraient leur retraite.
— Je ne l’ai pas vue avant qu’il soit trop tard, hoqueta Wennar.
Absorbée par sa magie, Elena l’entendit à peine. Une énergie irrésistible jaillit en elle. La jeune femme fit un pas en avant et leva les bras. Entrelaçant ses doigts, elle fusionna le feu et la glace pour créer une tempête entre ses paumes.
Face à elle, les skal’tum se regroupèrent. Leur nombre leur redonna courage. Ils sifflèrent et s’agitèrent. Leurs ailes minuscules se déplièrent et battirent faiblement, mais ils étaient encore trop jeunes pour voler.
Elena se dirigea vers eux.
— N’approchez pas, ordonna-t-elle à ses compagnons.
Tandis que la tempête enflait entre ses mains et commençait à les faire trembler, la jeune femme se rapprocha très lentement des créatures. Derrière la mul’gothra découpée par le clair de lune, elle apercevait le bras tendu de la manticore et la masse sombre logée dans sa main.
Elena allait détourner les yeux lorsqu’un mouvement attira son attention. Perchés sur le bras de granit, trois skal’tum nouveau-nés rampaient vers le rocher d’éb’ène. Curieuse, la jeune femme les observa.
Le premier petit atteignit la pierre. Il tremblait de tout son corps, visiblement terrorisé, mais semblait incapable de s’arrêter. Avec un glapissement, il bascula à l’intérieur de l’éb’ène comme s’il plongeait dans un puits noir. Son cri étranglé s’estompa très vite. Les deux autres disparurent à sa suite.
Elena reporta son attention sur la mul’gothra. Soudain, elle comprenait ce que la créature faisait là, ce que les compagnons avaient interrompu. Arrivées au moment de la mise bas, les reines pondeuses des skal’tum devaient être attirées par cet endroit comme des papillons par de la lumière. Elles expulsaient leurs abominables rejetons sur ce perchoir, afin que le Weir les engloutisse et les plie à la volonté du Seigneur Noir.
Telle était la source des monstrueuses armées du Gul’gotha : le portail de la manticore. Plus que jamais, Elena avait la conviction qu’il devait être détruit.
— Qu’est-ce que tu attends ? lança Er’ril dans son dos.
Il fit un pas vers elle.
— Recule.
Elena tendit les bras vers les skal’tum rassemblés. Ses doigts s’ouvrirent tels les pétales d’une fleur, projetant un torrent de flammes et de glace. Des éclairs crépitèrent ; des vents hurlèrent leur fureur. Le feu céleste balaya le sol du tunnel, concentré à l’extrême pour mieux franchir les protections supplémentaires des skal’tum nouveau-nés.
Tout au fond d’elle, Elena sentit sa magie frapper les créatures. Elle sentit son pouvoir déchaîné souffler, l’une après l’autre, les flammes naissantes de leur vie. La sor’cière en elle se délectait de chaque mort. Elle chantait plus fort que d’habitude, et il était plus difficile de résister à son emprise, comme si le voile qui la séparait de la femme avait rétréci.
Elena luttait pour rester concentrée et garder le contrôle. Mais à la suite de son échange intime avec Cho, la veille, quelque chose avait changé en elle. La sor’cière était devenue plus forte. Elle hurlait ses appétits sauvages et martelait les boucliers intérieurs de la jeune femme.
Debout dans l’œil de son cyclone de magie, Elena perçut de nouveau le réseau fragile de la vie, et tout spécialement les liens entre les occupants du tunnel. Elle sentit l’étincelle d’énergie de ses compagnons, gouta le feu brûlant de la mul’gothra. La sor’cière continuait à dévorer les flammes minuscules des nouveau-nés, mais Elena savait que si elle la laissait faire, jamais elle ne se satisferait d’un si piètre festin. La sor’cière voulait tout brûler : pas seulement la mul’gothra, mais aussi les compagnons. Elle ne faisait aucune différence entre les deux. Elle voulait tout – y compris Elena elle-même.
Frémissant de dégout, Elena ravala sa magie. Lentement, le feu céleste mourut entre ses mains. L’extase démente de la sor’cière se tut, remplacée par le gémissement de la mul’gothra.
Elena se força à focaliser son attention sur la réalité visible. Devant elle, les corps calcinés et fumants des skal’tum jonchaient le sol. Un seul nouveau-né avait échappé au massacre et s’était réfugié, tremblant, sous le ventre de sa mère. Son sifflement agressif s’était mué en un chuintement plaintif. Sans cesser de gémir sa douleur et son chagrin, la mul’gothra descendit vers son dernier petit. Elle l’enveloppa tendrement de ses tentacules et le serra contre elle pour le protéger.
Er’ril rejoignit Elena.
— Pourquoi t’es-tu arrêtée ? Achève-les.
Elena se mordit la lèvre.
— Je… je ne peux pas.
Elle avait vu s’éteindre les flammes minuscules des nouveau-nés. Une vie était une vie, et la mul’gothra cherchait juste à protéger sa progéniture. Elle ne voulait pas donner ses petits au portail du Weir, mais elle n’avait pas le choix. Elle était aussi esclave que n’importe quelle autre créature du Seigneur Noir. Une magie ténébreuse avait remodelé ses instincts pour la pousser à commettre cet acte contre-nature.
Elena fit un pas vers le monstre en agitant la main.
— Va-t’en ! Emmène ton petit et disparais !
La mul’gothra siffla et se recroquevilla au-dessus de son enfant, mais voyant qu’Elena n’attaquait pas, elle poussa un nouveau gémissement plein de frayeur et de confusion.
Elena agita les deux bras.
— Va-t’en !
Des milliers d’yeux ronds la détaillèrent. Brusquement, les pattes de la mul’gothra se détendirent. La créature se propulsa hors du tunnel et dans les airs, emportant son petit dans ses tentacules. Ses ailes immenses se déployèrent pour capter les vents nocturnes. Elle décrivit un cercle serré, puis fila au-dessus des montagnes déchiquetées et disparut.
— Pourquoi l’as-tu laissé partir ? interrogea Er’ril.
Elena secoua la tête.
— J’en avais besoin. (Elle s’avança.) Finissons-en.
Les compagnons enjambèrent les restes calcinés des bébés skal’tum et émergèrent à l’air libre. Elena prit une profonde inspiration pour nettoyer ses poumons de la puanteur de chair brûlée. Le bras de granit se tendait face à elle, large pont conduisant au gros morceau d’éb’ène qui reposait dans sa main.
Cette fois, ce fut Tol’chuk qui passa le premier avec le Try’sil. Elena le suivit, flanquée par Er’ril.
Elle baissa les yeux. La face supérieure du bras de la statue était plate ; on pouvait facilement se déplacer dessus. La jeune femme ne pouvait qu’imaginer la longue série d’horreurs qui s’étaient déroulées ici.
Tol’chuk atteignit le poignet et s’immobilisa. Face à lui, des doigts griffus enserraient le rocher d’éb’ène comme des piliers monstrueux.
Elena rejoignit l’og’re.
— Tu peux le faire, l’encouragea-t-elle.
Tol’chuk hocha la tête.
— Oui, je peux.
Il escalada la paume de pierre et brandit son marteau.
— Ça, c’est pour l’esprit de mon père, rugit-il en abattant le Try’sil de toute la force de ses épaules d’og’re.
Mais le coup ne porta jamais. La tête métallique de l’arme s’enfonça dans la pierre comme dans un nuage. Déséquilibré, Tol’chuk bascula en avant et heurta le côté du rocher. À genoux, il pivota et leva le bras. Dans sa main, il ne tenait plus qu’un manche gravé de runes. Le marteau lui-même avait disparu.
Derrière Elena, Wennar s’écroula en gémissant :
— Le Try’sil !
La jeune femme regarda le rocher intact. Que venait-il de se passer ? L’artefact avait servi à façonner cette pierre maudite. Rapporté à Gy’hallmanti, il était censé libérer les n’ains du joug du Seigneur Noir. Pourquoi avait-il échoué ?
Un instant, Elena fut assaillie par un léger doute à l’égard de Tol’chuk. Mais elle le repoussa très vite. C’était impossible. L’og’re lui avait sauvé la vie maintes fois ; depuis leur rencontre, il servait la Terre de tout son cœur.
Mais Wennar ne le connaissait pas aussi bien. Il se releva d’un bond et tendit un doigt accusateur.
— Toi ! C’est toi qui as fait ça ! Tu as condamné notre peuple – exactement comme ton ancêtre maudit !
Tol’chuk se couvrit le visage de ses mains.
Lorsque Wennar fit mine de plonger vers l’og’re, Elena s’interposa.
— Non ! Ce n’est pas sa faute !
— C’est la faute de qui, alors ? gronda Wennar, presque violet de rage.
Er’ril vint se placer de l’autre côté de Tol’chuk.
— C’est notre faute à tous, répondit-il à la place d’Elena.
Wennar manqua s’étrangler. Magnam lui posa une main sur le bras.
— Écoute-le.
Er’ril fit face aux n’ains.
— Nous avons échoué parce que nous sommes tous victimes de la prophétie. Nous pensions la comprendre, mais de toute évidence, nous étions influencés par nos propres espoirs. (Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil au rocher d’éb’ène.) J’ai déjà pénétré dans le Weir. C’est un aimant à magie élémentale. Tout objet ou toute personne contenant assez de pouvoir est aspiré par son cœur ténébreux.
— Le Try’sil, gémit Wennar.
— Il était imprégné de la magie aérienne des el’phes. Jamais nous n’aurions du l’approcher du portail, mais nous étions aveuglés par notre foi en la prophétie. Or, s’il y a une chose que j’ai apprise de mon frère, c’est que placer une foi aveugle dans une prophétie, quelle qu’elle soit, est le plus court chemin vers la damnation.
Tol’chuk se redressa.
— Alors, que pouvons-nous faire ? Comment détruire le portail ?
Elena leva les yeux vers la lune. Celle-ci était bas dans le ciel – sur le point de se coucher.
— Je dois consulter le Journal Sanglant, dit la jeune femme sur un ton plein d’appréhension. C’est Chi qui, en tombant jadis dans le Weir, a fusionné les quatre portails pour en faire un puits de magie noire. Cho, son esprit sœur, aura peut-être des réponses à nous fournir.
Er’ril acquiesça.
— D’accord, mais recule. Je ne veux pas que tu t’approches de cette pierre, et le Grimoire non plus.
Sans discuter, Elena fit quelques pas en arrière le long du bras de la statue.
Er’ril positionna un mur de n’ains entre elle et le rocher d’éb’ène. Puis il la rejoignit alors qu’elle sortait le Grimoire. Levant les yeux, Elena croisa le regard de l’homme des plaines. Celui-ci posa ses mains sur les siennes, qui tenaient le Journal Sanglant entre eux.
— Tu trembles, chuchota-t-il.
— C’est le froid.
Elena se détourna et voulut se dégager. Mais quand il avait une idée en tête, Er’ril pouvait être plus têtu et inamovible qu’une statue de fer standi.
— J’ignore ce qui te trouble, ce qui a bien pu t’effrayer dans ce tunnel. Mais sache ceci, Elena. Je suis ton homme-lige. Je serai toujours à tes côtés. Ma force t’appartient. Commande et j’obéirai.
Elena sentait la force du guerrier. La chaleur des paumes de celui-ci apaisa son tremblement. Elle se pencha vers lui et il la prit dans ses bras.
— Je n’ai peut-être pas foi en la prophétie, murmura-t-il dans ses cheveux, mais j’ai foi en toi.
Ravalant ses larmes, Elena se serra contre lui. Au bout d’un moment, elle inspira profondément pour se concentrer et se dégagea. Er’ril la lâcha, mais elle continua à sentir sa chaleur l’envelopper ainsi qu’une couverture douillette. Cela lui suffisait.
Elle se détourna et ouvrit le Journal Sanglant.
Er’ril regarda Elena se détourner. Inquiet pour elle, il serra le poing. Il ne vit pas la jeune femme le faire, mais il sut quand elle ouvrit le Grimoire. Une explosion de lumière jaillit des pages du livre. Projetée en arrière, Elena tomba dans les bras d’Er’ril.
Le guerrier la retint. Par-dessus l’épaule de la jeune femme, il regarda le faisceau lumineux fuser vers le ciel. Il entrevit le Vide : des étoiles, des rubans de gaz phosphorescents, le contour d’un soleil. Puis un cri s’éleva, et le faisceau lumineux prit la forme d’une femme qui flottait dans les airs.
— Chi !
Le nom résonna comme un glas, transperçant la nuit et se répercutant sur les pics voisins.
Elena s’avança en serrant le Grimoire contre elle.
— Calme-toi, Cho !
— Je l’entends ! gémit l’apparition. Il pleure et il m’appelle !
Elle fila le long du bras, franchissant la ligne de n’ains sans s’arrêter. Elle se dirigeait vers le rocher d’éb’ène. Tol’chuk se redressa de toute sa hauteur et écarta les bras pour lui barrer le chemin. Cho passa au travers de son corps et plongea à l’intérieur de la pierre.
— Non ! hoqueta Elena, horrifiée.
Mais l’apparition scintillante ressortit de l’autre côté du rocher. Elle fit demi-tour et replongea dedans, encore et encore, sans plus de résultat.
— Il hurle et hurle, se lamenta-t-elle. Je dois le rejoindre !
Elle continua à traverser la pierre dans les deux sens, virevoltant telle une luciole désorientée.
— Je l’entends ! Il est tout près !
Elena leva les yeux vers le ciel. Er’ril savait ce qu’elle regardait. La lune était tout près de se coucher. Ils allaient perdre cette nuit.
— Cho ! appela Elena d’une voix forte. Tu ne peux pas atteindre Chi. Ici, tu n’as pas de substance. Écoute-moi !
L’apparition ralentit et s’immobilisa en suspens au-dessus du rocher d’éb’ène.
— Il a besoin de moi, sanglota-t-elle.
Elena remit le Journal Sanglant à Er’ril.
— Je dois la calmer, chuchota-t-elle au guerrier. Garde le Grimoire.
Puis elle leva les bras.
— Je sais, Cho. Moi aussi, une fois, j’ai perdu mon frère. Je comprends ta douleur. Mais j’ai besoin de tes conseils. Je suis ton calice en ce monde, ton lien physique avec ce plan.
Lentement, Cho s’écarta de la pierre noire et descendit vers la paume de la statue. Elle tendit une main derrière elle pour toucher le rocher, mais comme auparavant, ses doigts passèrent au travers. Visiblement, elle répugnait à s’éloigner de son frère.
— Nous ne pourrons libérer Chi qu’ensemble.
Elena se détendit.
— Exactement.
Cho se tourna vers elle. Ses yeux glaciaux, pleins de Vide, fixèrent la jeune femme avec une intelligence qui n’était pas de ce monde. Puis, l’espace d’un instant, Er’ril vit quelque chose d’humain miroiter dans ses prunelles. C’était Fila. Les lèvres de l’apparition remuèrent.
— Non, Elena, non ! Tu ne dois pas…
Fila disparut, réaspirée par le Vide. Face à Elena, il ne resta que Cho.
La jeune femme se tendit et recula vers Er’ril. Elle lui jeta un coup d’œil perplexe, comme pour lui demander ce que sa tante avait voulu dire.
— Ensemble, répéta Cho.
Alors, Er’ril vit une lueur de compréhension et de terreur passer dans les yeux d’Elena. La jeune femme fit volte-face au moment où Cho plongeait vers elle, traversant Tol’chuk et les n’ains trop vite pour que quiconque puisse réagir. Elle était aussi vive, aussi insaisissable que le reflet de la lune à la surface d’un lac.
— Brise le pont ! hurla Elena. Referme le Grimoire !
Er’ril voulut obéir, mais il fut trop lent. L’apparition atteignit Elena et l’enveloppa. Une explosion de magie brûlante souffla Er’ril. Le guerrier vola en arrière et atterrit sur le dos. Les doigts crispés sur le Journal Sanglant, il glissa le long du bras de la statue.
Il se redressa dès que possible, les sourcils roussis et encore fumants. Consterné, il détailla ce qui restait d’Elena. La jeune femme n’avait pas bougé, mais tous ses vêtements étaient tombés en cendres. Même ses cheveux avaient brûlé. Elle se tenait nue dans la nuit. Des orteils jusqu’à son cuir chevelu exposé, des motifs écarlates tourbillonnaient sur sa peau. Elle n’était plus qu’une statue de magie en forme de femme.
Lentement, elle s’avança vers le rocher d’éb’ène.
Dans son sillage, une brume scintillante tenta d’adopter l’apparence familière de l’esprit du Grimoire, mais sa silhouette était floue, moins distincte que d’habitude.
— Elena…
À la douleur dans sa voix, Er’ril devina que c’était Fila et non Cho.
Il s’élança.
L’apparition tendit un bras comme pour le repousser.
— Non, Er’ril, ne t’en mêle pas. (Elle haussa la voix :) Écartez-vous tous. N’essayez surtout pas de l’arrêter. Un simple contact suffirait à vous tuer.
Er’ril aurait facilement pu traverser le spectre de Fila, mais il s’abstint.
— Que lui est-il arrivé ?
— Cho a entendu les cris torturés de son frère. Elle veut le rejoindre et elle ne laissera personne l’en empêcher.
— Et Elena ?
— Elle avait raison. La seule façon pour Cho d’interagir avec la réalité physique de ce monde, c’est de passer par Elena. C’est pourquoi elle vient de placer la quasi-totalité de son esprit en elle.
— Donc, elle possède le corps d’Elena ?
— Non, Cho se trouve toujours dans le Vide. Et Elena existe toujours quelque part là-dedans, mais le brusque jaillissement d’énergies considérables a rompu ses amarres. Elle est perdue dans la tempête des désirs de Cho, ballottée dans tous les sens, incapable de se libérer. La seule question est de savoir si elle sera assez forte pour revenir à elle-même.
Er’ril fit mine d’avancer. Il devait aider Elena.
— Non, contra Fila. Toute interférence pourrait lui être fatale.
Plus loin le long du bras, Er’ril vit Elena dépasser Tol’chuk et s’arrêter devant le rocher d’éb’ène – silhouette de rubis contre la masse noire de la pierre. Elle tordit le cou pour étudier cette dernière comme si elle la contemplait pour la première fois.
Elena, recule, implora silencieusement Er’ril.
La jeune femme fit un pas en avant.
— Non ! hurla Er’ril. Elena, arrête !
Sans un regard en arrière, elle franchit le portail du Weir et disparut.